PALLADIO

PALLADIO
PALLADIO

La basilique ou le théâtre olympique de Vicence, la Rotonda: autant d’édifices qui symbolisent pour l’amateur éclairé l’œuvre de l’architecte italien Andrea Palladio. Un seul programme architectural résume même son génie: la villa, cœur aristocratique de la vie rurale, dernière conquête, forcée mais fructueuse, du grand négoce vénitien. Temple de l’humanisme où s’épanouit le loisir bucolique, la Rotonda est admirée aujourd’hui encore comme la synthèse, absolue et paradoxale à la fois, des deux composantes majeures de l’architecture du Cinquecento: le classicisme vitruvien et le maniérisme moderne. Véronèse (qui décore un des chefs-d’œuvre de Palladio: la villa Barbaro à Maser), Titien et Tintoret, les peintres prestigieux de l’École vénitienne, partagent l’idéal de Palladio, l’architecte par excellence de la république de Venise, à la suite de Sansovino (1486-1570); pour certains historiens, ils incarnent l’âme même de Vicence, sa sujette. Dans un climat de coalition protectionniste où les puissances européennes entendaient l’isoler (ligue de Cambrai, 1508), aux prises avec les troubles que provoque le combat mené par la Contre-Réforme, alors que les Turcs avaient réduit sa puissance maritime (chute de Byzance, en 1453) et que l’Europe s’ouvrait vers l’océan Atlantique, la Sérénissime crée l’union sacrée de la cité capitaliste et de son territoire nourricier. Palladio sera l’architecte de cette mise en scène unique au monde du paysage rural et urbain.

Le constructeur, artiste classique

Né en 1508 à Padoue, fils d’un meunier qui le place très jeune en apprentissage chez un tailleur de pierre, Palladio débute comme sculpteur; c’est cet art qu’il pratique à Vicence en 1524 où, à l’âge de seize ans, il entre dans l’atelier de Giovanni di Porlezza et Girolamo Pittoni. Ces deux maîtres, au style classique proche de celui de Sanmicheli, avaient su former le goût du jeune sculpteur pour le «bel antique», jusqu’à le préparer à de grands changements dans sa vocation d’artiste. En effet, Palladio n’était pas encore son nom, il se nommait Andrea Pietro della Gondola. C’est dans les années qui suivirent 1530, au moment où il se découvre une passion pour l’architecture, que ce nom lui fut attribué par le comte Giangiorgio Trissino. Ce célèbre mécène, humaniste, poète, philologue, diplomate et architecte amateur, était un des principaux acteurs de l’essor culturel de Vicence au milieu du XVIe siècle.

Trissino entendait fonder un art nouveau inspiré des gloires de l’Antiquité et propre à asseoir la suprématie littéraire et artistique de la république de Venise. En pleine crise économique, atteinte dans son pouvoir et dans son prestige politique international, la Sérénissime déployait toutefois un dynamisme prometteur dont les villes et les territoires de l’arrière-pays soumis depuis peu devaient témoigner. Ce régionalisme vénitien, vécu avec un sens civique aigu par l’aristocratie d’affaires (Trissino était un de ses porte-parole), nuançait la tradition classique déjà séculaire à Florence et à Rome, en réactivant le mythe de l’antique revival . Deux œuvres de Trissino, sa tragédie Sophonisbe et son poème épique L’Italia liberata dai Goti (dédicacée au pape Paul III), illustrent cette production littéraire patriotique dont on débattait dans les cercles académiques. «Trissino avait une idée moralisante de l’architecture, écrit Guido Piovene (Bolletino del C.I.S.A. , 1963), il la considérait comme le miroir des Vertus des peuples projetées et transmises à la postérité dans leurs réalisations. Dans L’Italia liberata dai Goti , on a la description vitruvienne d’un palais idéal et l’ange qui descend du ciel pour le défendre s’appelle Palladio.» En attribuant ce nom (symbole de Minerve, la Sagesse, qui était aussi la protectrice de la ville et de l’État) au jeune praticien de la pierre et du marbre, Trissino concrétisait le mythe identificateur et métamorphosait le sculpteur en architecte, artiste médiateur de l’Âge d’or, symbole de l’humanisme triomphant – on pense à l’homme omniscience de Vitruve dessiné par Léonard de Vinci.

C’est à la villa Trissino à Cricoli (1533-1537), premier chantier où l’on rencontre Palladio, que s’opéra la métamorphose. En transformant une ca’ rustica en demeure patricienne, l’auteur de Sophonisbe offrait un cadre digne à l’Académie qu’il venait de créer. Ce cénacle, qui réunissait la jeunesse aristocratique et intellectuelle vicentine, préfigurait l’institution que Trissino allait fonder en 1556, et pour laquelle un de ses membres, Palladio, œuvra par la suite: l’Académie olympique de Vicence, assemblée des gloires modernes qui dirigeaient le brillant satellite de Venise. Les rapports étaient ainsi scellés entre l’art et la politique; la carrière éblouissante de Palladio s’explique par l’osmose parfaite entre l’idéal culturel intense de la noblesse entreprenante et le dynamisme économico-politique de l’État vénitien touché par la crise – notamment dans ce qui justifiait son prestige séculaire: le grand négoce maritime. Homme neuf, d’origine très modeste, mais talentueux, Palladio est formé par un cercle d’humanistes pour devenir à la fois le praticien et le théoricien d’un courant dominant: le classicisme. Il était difficile de prévoir que son génie propre, assimilant les contradictions stylistiques de l’Italie du Cinquecento, le conduirait à actualiser d’une manière totalement inédite cette valeur d’équilibre et d’harmonie universels.

Rayonnant à partir de Vicence, où il complète sa formation livresque, Palladio s’initie concrètement à l’architecture antique et moderne qu’il dessine. À Vérone, il étudie les vestiges romains et découvre les œuvres récentes de Sanmicheli et de Falconetto. De ce dernier il put admirer, à Padoue où il séjourne avec Trissino en 1538, l’Odéon et l’élégante Loggia (1524) construits par Alvise Cornaro, humaniste et divulgateur de Columelle (auteur latin du De re rustica ), mécène et théoricien de la villegiatura . La première œuvre connue de Palladio, la villa Godi à Lonedo di Lugo Vicentino (1540), illustre directement l’influence des idées de Cornaro et de Falconetto. Trissino, qui en était le propagateur à Vicence, offrit ensuite à Palladio l’ultime moyen de parfaire sa formation, en lui servant de cicérone à Rome même. Entre 1541 et 1555, Palladio se rendit au moins cinq fois à Rome; à la suite du décès de Trissino, le dernier voyage s’effectua en compagnie du patriarche d’Aquilea, Daniele Barbaro, humaniste et mécène, auteur d’un guide, L’Antiquità di Roma , et d’un Vitruvio (1556) que Palladio illustra. D’autres voyages, pour certains, difficiles à prouver, à Naples, à Florence, en Piémont ou en Provence, complètent encore la science archéologique de Palladio; mais celle-ci ne saurait éclipser, dans le contexte du séjour romain, la découverte des monuments modernes: ceux de Bramante, de Raphaël, des Sangallo, de Peruzzi; les grands chantiers du Vatican et de la place du Capitole de Michel-Ange. Cette vaste expérience, assortie du souci de publier ses propres constructions, aboutira au grand œuvre livresque de Palladio: le volume des Quattro Libri dell’architettura , imprimé à Venise en 1570. Cinq ans plus tard, illustrés par son fils Orazio et par lui-même, paraissaient Les Commentaires de César .

C’est à Vicence même que Palladio reçut sa plus grande commande: la consolidation et l’embellissement complet de la basilique (vaste édifice médiéval, consacré à la vie municipale, au pouvoir judiciaire et aux marchés, dressé en plein cœur de la ville, entre la Piazza dei Signori et la Piazza delle Erbe). Prévu de longue date, ce chantier avait donné lieu à un concours d’idées auquel participèrent certains des plus grands noms de l’architecture alors présents en Italie du Nord-Est: Sansovino, le Florentin devenu Vénitien, Sanmicheli le Véronais, Serlio et Jules Romain, respectivement disciples de Peruzzi et de Raphaël. Cette liste situe l’émulation architecturale autour de Venise, Mantoue et Vérone, dans les années 1535 et 1540; elle indique aussi, par le seul nom des protagonistes, les choix artistiques divergeants ou complémentaires (entre maniérisme et classicisme) dont Palladio saura tirer parti: son esprit, apte à la synthèse, n’avait-il pas été éduqué dans le but de re-sourcer la bonne architecture? Une connaissance critique des monuments romains, une réflexion spéculative sur leurs antécédents grecs (matériellement inconnus à l’époque) et l’interrogation attentive des recherches contemporaines devaient lui permettre d’assujettir les modèles à sa propre conception de l’architecture. Palladio obtint que ses premiers projets pour la basilique, datés de 1545, fussent définitivement adoptés; la pose de la première pierre en 1549 ouvrit un immense chantier qui l’occupa toute sa vie.

Partagée entre l’architecture publique et l’architecture privée, la carrière de Palladio s’est comme naturellement soumise au pouvoir politico-économique de l’intelligentsia vénitienne qui l’employait indifféremment à la ville ou à la campagne. Des palais à Vicence, des villas édifiées sur les bords de la Brenta, sur les collines des Marches de Trévise ou celles du Véronais marquent les trente premières années de son activité au service des plus grandes familles propriétaires des domaines de la terra ferma : au total, plus d’une vingtaine de villas et une dizaine de palais pour les familles Foscari, Barbaro, Vendramin, Emo, Valmarana, Saraceno, Pojana, Pisani, Badoer, sans oublier les Trissino et les Cornaro. Autant de noms qui scellent l’attachement de la noblesse capitaliste à l’éclat de la vie agricole dont Vicence était le cœur culturel et Venise la tête politique et financière.

Après 1570, la Sérénissime retient elle-même officiellement Palladio qui, à la mort de Sansovino, se voit nommé Surintendant des travaux des domaines de la République. Il construit alors des sanctuaires et des couvents à Venise; certains, déjà en cours de construction, comme San Giorgio Maggiore et le couvent de la Charité (également la façade de San Francesco della Vigna, 1562, qui parachève l’église de Sansovino), d’autres émanant désormais de commandes directes du Sénat, comme la basilique votive du Rédempteur (1577), ainsi que des décors de fêtes (Entrée solennelle du roi de France Henri III, en 1574) ou les projets (non réalisés) pour le pont du Rialto. La défaite des Turcs à Lépante (1571) lui dicte le décor de la Loggia del Capitaniato à Vicence, ville où il meurt en 1580, avant d’avoir achevé son ultime chef-d’œuvre, le plus romain de tous: le théâtre olympique – continué par son disciple Vicenzo Scamozzi. L’œuvre construit de Palladio est donc considérable et touche tous les genres; toutefois, une bonne moitié de ces édifices ne furent pas terminés du vivant de l’architecte. Certains subirent des ajouts ou des transformations; d’autres, plus nombreux, restèrent à l’état de fragments, mais parfaitement constitués dans leurs membres et leur décor (le plus saisissant est peut-être le palais Porto Breganze, commencé par Scamozzi sur un projet de Palladio, vers 1570, qui ne comporte que deux travées entièrement décorées en façade). La fascination exercée par Palladio tient également à son rôle de théoricien et au fait qu’il publia lui-même certains de ses dessins; bon nombre furent rassemblés et étudiés après sa mort, en particulier au XVIIIe siècle.

Le Vitruve des Temps modernes

Si l’homme Palladio demeure peu connu aujourd’hui, l’architecte, l’artiste s’est mis lui-même en scène dans son œuvre; avec cette conviction, que partageaient d’ailleurs ses «patrons», ne déclarait-il pas dans l’avant-propos des Quattro Libri : «Dès mon jeune âge, une inclination naturelle me porta à l’étude de l’architecture et, parce qu’à mon jugement les anciens Romains excellèrent en beaucoup de choses, j’estimais qu’en l’art de bâtir également ils avaient dépassé tous ceux qui les ont suivis. C’est pourquoi je pris Vitruve pour maître et pour guide [...], et me mis à rechercher et à observer avec curiosité les reliques de tous ces vieux édifices, qui, malgré le temps et la brutalité des Barbares, nous restent encore [...]. Je commençai de faire une étude très exacte de chacune de leurs parties [...], afin de concevoir par ce qui reste, ce qu’avait été le tout ensemble, et le transposer en dessin [je souligne].»

Influencé par Alberti, continuateur de Fra Giocondo et de Serlio, Palladio entend affermir la démarche rationnelle dans l’art de construire. L’absolu que représente le modèle romain, certes justifié par l’analyse des ordres et des types formels déjà connus avant lui, s’élargit dans la pratique même des combinaisons spatiales que suggère l’antique revival . Le mécénat en est alors féru: la Renaissance, tardive en Vénétie, se développe à partir d’un imaginaire poétique très volontaire qui conduit la passion humaniste à inventer tout en respectant, sans les suivre à la lettre, les règles des Anciens. L’architecte, homme de science et archéologue, est cet artiste qui dessine librement ses compositions. Dès lors, la légitimité de l’art, civique ou religieux, s’appuie sur un comportement mimétique qui trouve dans les traces concrètes de l’histoire (monuments, ruines, textes) des modèles à imiter et non pas à reproduire. Cette exigence créative devait satisfaire une société en pleine mutation. Palladio a été l’instrument de cette détermination, à la ville comme à la campagne. La comparaison vitruvienne s’arrête là où Palladio construit et projette; à la différence du théoricien latin, l’architecte de la Renaissance laisse un œuvre construit et dessiné considérable qui n’a cessé de susciter l’admiration, et d’inspirer des émules, jusqu’au XXe siècle.

L’influence de Palladio repose sur cette dialectique création/imitation, selon une progression très équilibrée qu’il semble avoir annoncée lui-même dans les Quattro Libri . Les villas et les palais qu’il y publie sont rapidement expliqués comme l’application concrète de la théorie, mais aussi comme l’illustration des convenances dont l’auteur est le héraut. Plus encore que la richesse ou la position sociale du propriétaire, l’architecture doit exprimer le caractère de celui-ci, et Palladio prend bien soin d’associer ce dernier à chaque œuvre présentée dans son texte.

Les relevés d’antiques illustrent la théorie pure ou, plutôt, ils apparaissent comme la partie expérimentale des commentaires de nature vitruvienne. Certaines planches du premier livre et celles du quatrième, consacrées aux ordres et aux temples, sont probablement les plus belles gravures sur bois qui ont été publiées au XVIe siècle sur l’architecture. S’ajoutent à cette rareté des innovations dans les procédés analytiques de figuration: projections géométriques, demi-coupes et élévations cotées corrélativement aux plans, multiplication des motifs d’ornement, détaillés et ombrés. Aucun artiste avant Palladio n’avait illustré, avec une telle science didactique, les grands principes albertiens (Alberti, De re aedificatoria , 1485).

Le savoir suprême, sur lequel se fonde tout l’art poétique de l’architecte, c’est le système des proportions. Celui de Palladio, qui fit école et qui contribua aux diverses querelles des ordres du classicisme moderne, ne manque pas de souplesse dans l’énoncé. Il tient compte des méthodes modulaires que transmettait la pratique des chantiers et d’une rhétorique fondée sur la hiérarchie des corps naturels. Voici schématiquement les rapports usuels que Palladio préconise dans l’emploi des ordres antiques:

Le système palladien repose, en fait, sur une poétique des correspondances extrêmement riche, apte aux variations infinies sur le motif, comme dans l’harmonie des parties constitutives de la composition. Rudolf Wittkower a montré comment Palladio combinait ses proportions par analogie avec la gamme musicale. À travers les multiples préoccupations des cénacles humanistes, et notamment du cercle prestigieux que représentait l’Académie olympique, c’était faire revivre non seulement les fastes de Rome, mais l’esprit d’Athènes: «Les proportions des voix, écrit Palladio, sont harmonie pour les oreilles; celles des mesures sont harmonie pour les yeux. De telles harmonies plaisent souvent beaucoup sans que quiconque sache pourquoi, à l’exception du chercheur de la causalité des choses.» La pratique de la sculpture et des canons de la beauté grecque n’est certainement pas étrangère à l’anthropomorphisme particulièrement convainquant du système de l’architecture de Palladio.

L’art de la variation

Tout un vocabulaire spécifique est attaché à l’architecture de Palladio et à ses applications ultérieures que les historiens de l’art ont consacré par un terme, devenu international, le palladianisme (cf. voir la notice PALLADIANISME, du Thesaurus-Index). Ce vocabulaire comporte des motifs et des membres architectoniques empruntés par Palladio et par ses émules à la double tradition antique et vénitienne de la Renaissance. Mais la manière très personnelle qu’a Palladio de les employer (selon le rôle plastique, spatial, voire symbolique, qu’il leur assigne), tout comme les formes inventives qu’il leur donne, authentifie un style. La serlienne (du nom de Serlio: triplet formé d’une haute baie centrale cintrée et de deux ouvertures latérales rectangulaires plus basses – nommé aussi venitian window en anglais) et la fenêtre thermale (baie en demi-cercle divisée par deux montants) sont deux motifs de l’architecture palladienne. Mais, tandis que la seconde se limite à doter l’espace intérieur d’un jour «à l’antique», où l’harmonie des courbes et des droites souligne un volume voûté unitaire et pur (nef du Rédempteur, salon central de la villa Foscari, dite La Malcontenta, à Mira), la première inspire d’infinies variations. Monumentale, ordonnancée, géométrique, pittoresque, isolée ou en groupe, la serlienne peut à elle seule devenir façade, comme à la villa Pojana et dans de nombreux projets dessinés. Déployée en plan, elle structure et embellit l’espace de certains atrium , comme au palais Thiene ou à la villa Pisani à Montagnana. Développée linéairement en séquences superposées, elle compose la façade ajourée de la basilique: loggia urbaine dont le mouvement implicite anime une ordonnance, étagée à la romaine (ionique sur dorique), qui compose l’ossature visuelle de l’ensemble. Comme dans la plupart des édifices de Palladio, d’élégantes figures sculptées, très élancées, prolongent les colonnades vers le ciel.

Adepte du mur plastique selon Michel-Ange (jeu de pilastres, de colonnes engagées, de frontons alternés, de balustrades, etc.) ou bien des grands effets dissonants dus à la superposition ou à l’imbrication d’ordres et de surfaces à bossages, Palladio varie à l’extrême ses façades de palais, sur la rue comme dans le cortile à arcades ou à portiques qui articule la distribution. Au palais Valmarana, l’ordre colossal triomphe d’un petit ordre d’une manière quasi sculpturale; aux palais Thiene, Iseppo da Porto et Barbarano Porto, l’accord des bossages, des ornements et des ordres se rapproche du maniérisme mantouan de Jules Romain. À l’inverse, la double colonnade linéaire qui ouvre la façade du palais Chiericati sur la Piazza dell’Isola réinvente la grandeur antique originelle; le souvenir de Peruzzi (Palazzo Colonna à Rome) y est rendu méconnaissable par l’audace du motif (le portique urbain) affirmé ici en toute liberté. Les formes urbaines jouent des contrastes permanents entre les espaces ouverts ou fermés, en pénétration ou en passage le long d’un bâtiment, entre le monumental et le sculptural: ainsi, sur la Piazza dei Signori, se font vis-à-vis l’immense basilique de pierre gris clair, légère, et la Loggia del Capitaniato, massive bien qu’inachevée, dans sa parure de brique et de terre cuite en bas relief. C’est en revanche un syncrétisme d’une rare élégance qui distingue les églises de Venise. Vaste vaisseau, inspiré des salles thermales romaines (un des exercices archéologiques préférés de Palladio), l’église du Rédempteur, par exemple, dresse sa haute façade blanche sur la rive de la Giudecca: de loin, sous la silhouette du dôme et des campaniles pointus, apparaît l’image aplatie de deux pronaos imbriqués, jeu volumétrique abstrait où s’harmonise la double épure d’un temple antique, devenu intemporel.

Clarté de composition, contrastes simples savamment hiérarchisés, symétrie absolue calquée sur la structure du corps humain, centralité, axialité dominatrice, assortie toutefois au site: telles sont les caractéristiques majeures de l’esthétique que Palladio réserve aux villas. Hormis quelques exemples qui donnent à la baie ou à l’arcade le beau rôle en façade (villas Godi, Pojana, Caldogno), la plupart d’entre elles déclinent le thème du temple à portique eustyle (généralement d’ordre ionique), sommé d’un fronton et nettement avancé sur un haut podium. La double fonction de la villa dicte toujours très exactement le parti architectural: logis aristocratique au centre (lui-même sur plan centré, souvent en croix), destiné aux maîtres du domaine et au loisir bucolique (ils inspirent la transparence, si bien décrite par Pline le Jeune dans ses lettres sur sa villa des Laurantes près d’Ostie); dépendances de l’exploitation agricole (écuries, chais, celliers, remises, granges, etc.) disposées en ailes attenantes et symétriques que l’on nomme barchesse – abritées par des galeries à bossages ou des portiques trapus d’ordre toscan (villas Badoer, Piovene à Lonedo di Lugo Vicentino, Emo à Fanzolo di Vedelago); à la villa Sarego, inachevée et unique en son genre, autour de ce qui devait être une cour fermée rectangulaire, un puissant portique de colonnes ioniques au fût à bossages illustre cet étonnant ordre rustique qu’affectionnaient Serlio et Jules Romain. La Rotonda échappe à la bipolarisation spatiale et volumétrique des autres villa-temples: quatre pronaos identiques donnent la mesure d’un plan centré où, dans un cube, s’inscrit le salon rond; la formule est classique dans ses formes et ses proportions, mais sa structure et son décor accusent la démarche maniériste de Palladio.

Pour clore l’aperçu de ces variations infinies, toutes fondées sur l’harmonie des rapports entre l’unité organique des formes et des membres et celle du programme et du parti, il faudrait décrire le décor sculpté et peint qui orne l’intérieur des palais et des villas. Le cas le plus célèbre est celui de la villa Barbaro à Maser, majestueuse demeure aux teintes blanc et ocre clair, dont le fronton maniériste, sculpté par Alessandro Vittoria ou par son atelier, se découpe sur un rideau de conifères: les fresques en trompe l’œil de Véronèse animent l’espace largement ouvert sur l’environnement. À l’inverse de ces décors illusionnistes où les dieux de l’Olympe se partagent avec les héros grecs l’espace imaginaire peint avec un goût encore plus prononcé pour l’architecture feinte aux villas Godi, Caldogno, Malcontenta, Emo (fresques de G. B. Zelotti, G. A. Fasolo, A. Maganza), d’autres décors s’inspirent directement du système des grotesques et des tableaux antiques cloisonnés dont Raphaël avait suscité la mode à Rome, à la suite de la découverte de la Domus Aurea de Néron. Réservées à l’allégorie et à l’histoire romaine, les fresques capricieuses de G. Fiorentino à la villa Badoer, celles de B. India et de A. Canera à la villa Pojana (salle des Empereurs) soulignent la pure mise en scène des volumes et des espaces palladiens. Il serait toutefois injuste d’oublier qu’à Maser Véronèse peignit sur les murs les habitants de la villa, maîtres, serviteurs, animaux familiers, unis comme dans un microcosme enchanteur où des perspectives faussement ombrées encadrent des paysages fictifs, miroirs immobiles des vraies baies ouvertes sur les champs.

Palladio
(Andrea di Pietro dalla Gondola, dit) (1508 - 1580) architecte italien. à Venise, il réalisa notam. les églises San Giorgio Maggiore (1566-1580) et du Rédempteur (1577-1580). Ses Quatre livres d'architecture (1570), inspirés de Vitruve, ont fondé le classicisme des XVIIe et XVIIIe s. Introduit par I. Jones en Angleterre, le palladianisme favorisa l'épanouissement du néo-classicisme européen et du style Empire.

Encyclopédie Universelle. 2012.

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